D’aussi loin que je me souvienne, Tante Rosa cuisine. Sa mémoire contient toutes les meilleures recettes que j’ai goûtées. Créative, elle concocte ses petits plats par cœur et les améliore au goût du jour sans jamais perdre une once de saveur, même qu’au contraire, le goût s’en trouve à chaque fois meilleur. Maître chez elle, ses 97 ans bien sonnés ne font pas obstacle à ses projets culinaires. Si elle prend un peu plus de temps et cuisine un peu moins souvent, cela n’atténue en rien le plaisir qu’elle a, à réussir son fameux gâteau au chocolat. Aujourd’hui, d’un pas prudent, elle franchit le seuil de sa cuisine et s’immobilise près du comptoir. Elle a un blanc. Consciente qu’elle ne se souvient plus pourquoi elle y était venue, elle cherche. Son regard se pose sur le panier de fruits, sur l’évier, puis sur le vase de fleurs séchées. Sa respiration s’accélère et son visage se crispe. Les dents serrées comme si elle avait besoin de se venger, elle s’en prend aux fleurs que ses doigts chiffonnent, déchirent puis elle arrache les quelques feuilles encore accrochées aux tiges. Sans porter attention aux brindilles et aux pétales tombées autour du vase vide, la lumière du jour l’attire. Un long soupir d’ennui s’ensuit et son esprit s’évade par la fenêtre dans ce paysage de campagne qui lui est si familier. Son visage capte la chaleur du soleil. Elle s’imagine entrer dans la lumière et monter jusqu’au bleu du ciel. Comme une enfant, elle fixe l’astre réconfortant, jusqu’à en être éblouie complètement. Des larmes coulent sur ses joues ridées. Ses paupières se ferment sur ses pupilles aveuglées. Suivant le comptoir à tâtons, elle cherche l’ombre pour recouvrer la vue à travers les points noirs. Perdue, elle ne sait toujours plus pourquoi elle est venue. Ces dernières semaines, Rosa a l’impression de tourner en rond dans sa grande maison. Par habitude, elle ouvre la porte de son garde-manger, scrute les pots de confitures bien étiquetés, concoctés à l’automne dernier avec sa fille venue l’aider, ou était-ce sa sœur? Entre les conserves et le sac de riz brun se trouvent tous les ingrédients essentiels à la confection des desserts. « Ah oui ! Le dessert ! » Rassurée, elle enfile son tablier et sélectionne tout ce dont elle a besoin pour son projet de gâteau. Prête à commencer, sa mesure à la main, pour la première fois Rosa a un doute sur les quantités. Un index sur sa bouche, elle mordille sa lèvre. Ses yeux plissés fouillent les tiroirs de sa mémoire. Elle se revoit toute petite, debout sur une chaise près de sa mère qui prépare les repas pour la maisonnée. En particulier, la légendaire recette familiale de gâteau au chocolat transmise de l’arrière-arrière-grand-mère à l’arrière-grand-mère et ainsi de suite jusqu’à la petite Rosa. Ça ne lui revient toujours pas ! Irritée, elle ouvre péniblement le tiroir d’en bas, celui qui contient tout ce dont elle a rarement besoin. Sous les nappes de dentelle, s’y trouve la bible manuscrite contenant une centaine de recettes transmises par sa mère. « Ça ira, ça ira ! À la page 23, tout est là ! » Elle relit chaque étape à haute voix pour rappeler à sa mémoire ce qu’elle savait pourtant par cœur ! « Dans un grand bol, déposez les 3 œufs frais, 375ml de sucre en poudre et quelques gouttes d’essence de vanille, puis les 180 ml de beurre doux. » D’un coup, sans devoir en lire plus, la suite lui revient. Elle ajoute 500g de farine, 125 gr de cacao, 5 ml de bicarbonate de soude, 10 gr de levure, une pincée de sel et pour finir, les 375 ml de lait. Après coup, juste pour se rassurer, elle jette à nouveau un coup d’œil au cahier.
Ah zut ! Si tout y est, il fallait procéder en deux étapes ! Les ingrédients humides battus au mélangeur électrique et ensuite incorporer les ingrédients secs en alternance avec le lait. C’est la base et elle le sait. Dépassée, Rosa voit sa préparation en vrac, au fond d’un seul et même contenant.
À cet instant, plus rien ne va. Voilà qu’elle ne se rappelle plus avoir mis ou non la fameuse levure ! Confuse, elle en dépose à nouveau 10 ml au fond d’un autre bol et sans réfléchir et comme une chorégraphie mille fois révisée, elle rajoute la farine, et le sel. Elle doute, hésite un instant, puis incorpore tout dans le premier bol.
Avec sa cuillère de bois, elle mélange les ingrédients qui s’agglutinent comme une colle. Énervée, elle rajoute du lait sans mesurer, puis un œuf en extra, espérant délayer et éclaircir la pâte. Malheureusement, cela n’améliore en rien le résultat.
Dans une dernière tentative, elle utilise le mélangeur électrique en le poussant à sa puissance maximale pour compenser son bras fatigué. La rotation rapide des batteurs dans le bol plein à ras bord projette la pâte dans tous les sens. Il y en a partout, mais malgré tout Rosa refuse de s’avouer vaincue. Dans son moule rond habituel, celui qui fait 23 cm, elle verse la boule de pâte.
Elle ne se sent pas bien. Des gouttelettes de sueurs perlent sur son front et une soudaine sensation de fatigue l’accable. Sans même essuyer ses mains enfarinées, dans un dernier effort, elle porte le gâteau au centre du four froid, alors qu’il aurait dû être chauffé à 225 degrés. Tournant le dos à son comptoir chargé de vaisselle souillée, une main sur le front, elle se dirige péniblement du côté de la verrière, là où l’air est plus frais.
Sa chaise de rotin l’attends au fond de la pièce. Tel un rituel, Rosa replace les coussins derrière son dos et en ajuste un deuxième, plus petit, pour y poser sa tête. Elle sombre aussitôt dans un profond sommeil.
Chaque jour depuis ses septante ans, elle se permet une petite sieste d’après-midi, sans quoi elle n’a plus d’énergie. Lorsqu’on la supplie de dévoiler l’ultime secret de sa longévité tout en santé, elle répond que « si les fleurs savaient dormir, on ne les verrait pas flétrir ». Mais voilà qu’au-delà de ses propres mots, depuis quelques semaines, son sourire se fane et sa mémoire s’assèche à force de repousser à plus tard, ce doux repos que son corps lui réclame.
Sans horloge ni alarme, comme si son esprit était réglé sur le temps de cuisson d’un gâteau, après exactement 50 minutes, elle se réveille en sursaut. Inquiète, elle regarde l’heure, de peur d’être en retard. Non pas pour le gâteau, puisqu’aucune odeur chocolatée ne s’échappe du four. Chaque jour après sa sieste, Rosa scrute la colline dans l’espoir d’apercevoir son bel Hector en or.
Depuis tellement années, son bel Hector rentrait à la maison à pied en sifflotant. Fleuriste de métier, chaque jour, son homme rapportait un joli bouquet à sa première fleur, sa belle Rosa qui l’attendait. Plutôt que de s’accorder une retraite bien méritée, travailleur acharné, il ne s’était jamais permis ni congé, ni vacances. Beau temps mauvais temps, il tenait boutique de 8h à 16 h tapant, depuis plus de 60 ans !
Aujourd’hui encore, le cœur amoureux de Rosa l’attend, impatiente de recevoir un nouveau bouquet. Alors que le soleil descend sur l’horizon, sa fille, ou est-ce sa sœur, vient la rejoindre dans la verrière. L’air triste, cette jeune femme lui explique pour la centième fois, que son bel Hector ne rentrera plus. Qu’il se repose au ciel et que dorénavant, il veille sur elles.
-Ah oui, c’est bien vrai, acquiesce Rosa.
Son regard humide fixe la colline désertée avant d’enchainer pour la centième fois...
-Pour moi, sa belle Rosa, s’il s’était arrêté de travailler à ses septante ans, s’il avait fait la sieste à mes côtés, je n’aurais pas à me laisser flétrir aujourd’hui, dans l’espoir de le retrouver.
En bonus :
Écoutez la chanson Mamie sur l'Alzheimer composée et interprétée par Manon Vincent
@Manon Vincent
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